L’âge d’or de la joaillerie indienne
Cette exposition, la première en France à rassembler les œuvres de joaillerie de la collection al-Sabah, est surtout la première exposition d’envergure internationale consacrée aux arts de la joaillerie de la période des Moghols. Les pièces présentées illustrent autant la subtilité artistique, le génie créatif que la finesse technique des artistes indiens des XVIe et XVIIe siècles. Terre naturellement riche en gemmes, le sous-continent indien est également le berceau des connaissances en matière de pierres précieuses. Depuis les temps anciens s’y est en effet développé un ensemble de savoir-faire unique, qui a donné naissance à la gamme des arts de la joaillerie sans doute la plus variée au monde. Outre les commandes à des fins personnelles, les gemmes et les objets précieux étaient privilégiés pour les cadeaux raffinés entre souverains, courtisans et émissaires diplomatiques. Certaines des pièces spectaculaires présentées ici appartenaient d’ailleurs à la succession des empereurs moghols, tandis que bien d’autres objets faisaient la fierté d’une multitude de mécènes princiers. Tous montrent l’éblouissante maîtrise des artistes joailliers indiens, dont les matières premières de prédilection étaient l’or, les rubis, les émeraudes, les diamants et les perles.
Rappels historiques
Au VIIIe siècle de notre ère, les armées musulmanes font d’importantes conquêtes dans la vallée de l’Indus, établissant des protectorats qui évoluent ensuite en principautés. Les incursions annuelles du sultan Mahmud de Ghazna en territoire indien au cours du XIe siècle et la création d’une capitale et d’un centre très cultivé à Lahore témoignent du processus d’enracinement durable du pouvoir et de la culture islamiques dans le sous-continent. Dès lors, une série de dynasties d’origine turque et afghane règne à partir de Delhi sur des territoires de plus en plus vastes. C’est ce sultanat de Delhi qui est conquis en 1526 par le prince Babur, qui se déclare le premier empereur moghol. Son fils Humayun est chassé au bout de dix ans de règne mais reprend le pouvoir quinze ans plus tard. L’empire moghol perdure ensuite officiellement jusqu’à ce que le dernier empereur, Bahadur Shah, soit destitué par les Britanniques en 1857. Essentiellement sous les règnes du fils d’Humayun, Akbar, et de ses deux successeurs, Jahangir, grand amateur de gemmes, et Shah Jahan, constructeur fameux du Taj Mahal, une période de cent années de puissance et de gloire (1556-1657) établit définitivement la renommée des Grands Moghols et ce, jusqu’en Occident, où la magnificence de leur civilisation était devenue légendaire.
Encrier, jade, or, rubis, émeraudes, argent, Inde, probablement empire moghol, milieu du XVIIe siècle, Koweit, collection al-Sabah, inv. LNS 84 HS
© the al-Sabah Collection / Bruce M. White
Organisation de l’exposition
Les pièces ont été réparties en treize sections, souvent représentatives de certaines techniques, seules ou combinées, qui apportent un éclairage sur leurs relations historico-artistiques. Ceci est particulièrement vrai pour les sections 1 à 4 (sertissage des pierres, pierres dures à décor incrusté, relief par martelage de métal précieux et gravure, sur le revers, de joyaux en or) ainsi que les sections 6 et 7 (respectivement l’évolution de l’art de l’émail et l’acier enrichi d’or). La section 5 aborde les techniques de la gravure et de la ciselure de l’or entre les sertis de gemmes qui permirent de créer des dagues et des bijoux particulièrement somptueux et caractéristiques du début de l’ère moghole. Nous avons réservé la section 12 à un groupe de pièces très particulières : les gemmes gravées d’inscriptions royales, essentiellement des spinelles. La section 8, très différente dans sa nature, réunit des œuvres de type variés et dans divers matériaux, qui se distinguent par leurs qualités sculpturales, tandis que les pièces de la section 9 ont été choisies pour représenter les ornements taillés en relief. Ces deux dernières sections comportent l’une comme l’autre des récipients en jade, ce qui signifie qu’il a parfois fallu séparer des pièces similaires pour les placer dans des groupes différents. Les sections 9 et 11 (cette dernière mettant en valeur la forme de certaines gemmes) ont également posé des problèmes de classification puisqu’elles incluent dans les deux cas des émeraudes gravées. Les œuvres pour lesquelles on a voulu valoriser la taille spécifique des gemmes figurent dans la section 10 et, si l’on trouve dans la plupart des sections de l’or serti de gemmes et des objets incrustés d’or, la section 13 leur est entièrement consacrée. Il nous semble inévitable que, dans certains cas, le choix du regroupement soit remis en question, mais nous avons l’intime conviction que la beauté des pièces transcendera un tel problème.
1/ Diversité dans les montures de gemmes
2/ Pierres dures à décor incrusté
3/ Relief par martelage de métal précieux
4/ Joyaux au revers d’or gravé
5/ Gemmes sur fond d’or à motif floral
6/ L’évolution de l’art de l’émail
7/ Acier enrichi d’or
8/ Merveilles sculptées
9/ Ornements taillés en relief
10/ Sertissage de gemmes taillées en relief
11/ Formes remarquables de gemmes
12/ Gemmes gravées d’inscriptions royales
13/ Pièces d’exception
Parcours de l’exposition
par Manuel Keene
1 - Diversité dans la monture des gemmes
La première section met l’accent sur des pièces incarnant des étapes significatives ou des réalisations remarquables dans les montures des gemmes et souligne la technique kundan, développée exclusivement en Inde. Cette technique, qui donne une complète liberté artistique au joaillier, repose sur le travail de l’or pur. Celui-ci est travaillé sous forme de feuilles, est fondu et amalgamé, et rendu malléable à la température ambiante, utilisant seulement la pression manuelle aidée d’un outil pour former des éléments d’or solide pour toute utilisation pratique et artistique. Les autres techniques présentées sont l'emploi de cristaux octaédriques de diamants bruts ; les montures sertis sur rails et talab (sorte de serti invisible) ; les montures "empillées" et les montures ajourées. Ces joyaux - de tailles, de matériaux, et de fonctions très différents - restent toutefois proches les uns des autres par leurs techniques et leurs détails artistiques. Les pièces en or incrustées de gemmes dans un kaléidoscope de formes vont de minuscules ornements personnels jusqu'à une grande dague à poignée de jade blanche incrustée de pierres précieuses, dont la lame est damasquinée d’or.
2 - Pierres dures à décors incrustés
Nous ne connaissons pas d'objets en pierres dures incrustées de métaux précieux antérieurs au XIIe siècle, ce qui est surprenant lorsqu'on tient compte de l'ancienneté de la tradition de la taille des pierres dures et des objets de métal incrustés de métaux précieux, comme l'or et l'argent. L’incrustation des pierres dures s’est particulièrement développée dans le monde islamique, riche de traditions sophistiquées pour la décoration, et il n'est pas surprenant que ce soit en Inde que l'art de l’incrustation de pierres dures ait atteint son point ultime de perfection, étant donné ses traditions prolifiques et légendaires de taille des pierres dures d'une part, et de son répertoire unique et riche dans l'art de la joaillerie d'autre part. Ici encore, c'est la technique kundan (fusion de l'or à la température ambiante) qui a permis aux artistes indiens de donner forme à leurs visions et de transmettre un vaste corpus d'un raffinement sans pareil. Parmi les nombreuses pièces de cette section figurent un ensemble (poignée, quillons et chape d’épée) en ivoire de morse sculpté et incrusté d’or, d’un style jusqu’alors inconnu et de date ancienne (dernier quart du XVIe siècle) : l’or y est traité de façon sculpturale et finement ciselé ; un pendant en jade incrusté d’or au nom de Shah Jahan, daté de 1047 (1637-38) ; probablement la plus ancienne poignée de dague sculptée en tête de cheval connue (env. 1590-1605), toute en cristal de roche incrusté d’or, de rubis et d’émeraudes en un motif de fleurs et d’oiseaux et une exquise coupe de cristal incrusté et serti de pierres précieuses, dans laquelle on peut voir, en regardant à l’intérieur, sous les montures extérieures les plus larges, des visages peints dans le style iranien, et sous les montures les plus petites, des plumes de martin-pêcheur d’une brillante couleur turquoise.
Pendentif avec portrait en camée de l’empereur Shah Jahan, or, rubis, camée, argent, Inde, empire moghol, vers 1680 pour la face, Deccan, XIXe siècle pour le revers, Koweit, collection al-Sabah, inv. LNS 43 J © the al-Sabah Collection / Edward Owen |
3 - Métaux précieux martelés en relief
Depuis l’antiquité, l'homme a décelé et exploité la nature hautement contrôlable des métaux nobles, notamment l’or et l’argent. Les doubles qualités de malléabilité et de ductilité leur donnent un potentiel exceptionnel d'adaptation plastique et de fixation des formes ainsi créées. Une des principales illustrations est le relief décoratif obtenu par martelage ou autre pression effectuée à température ambiante. La qualité remarquable et la finesse du travail de ces métaux précieux montrent bien qu'il compte parmi les expressions les plus caractéristiques de l'art indien. Peuvent être citées comme pièces maîtresses de cette section une coupe recouverte d’or, datant de la fin du XVIe ou du début du XVIIe siècle, ornée d’arbres, de fleurs et d’oiseaux. Cette superbe décoration révèle la présence en Inde de courants artistiques venus de Chine, d’Iran (au XVe siècle) et d’Europe (au XVIe siècle). On peut également signaler un réservoir huqqa en or couvert de motifs floraux et de feuillages d’une étonnante inventivité, sculptés avec une grande sensibilité qui, bien que dans un style nettement différent, partage les mêmes ascendances artistiques que la coupe précédemment décrite. Le corpus connu d’œuvres indiennes en métaux nobles martelés a été d’ordinaire attribué par déduction, sur la base de pièces d’époques plus tardives issues de telle ou telle province : le chercheur est confronté, de manière répétée, à des paradoxes et à des contradictions apparentes. Les deux pièces en or citées ci-dessus, ainsi que d’autres œuvres exposées dans cette section, et le rapprochement par similitudes historiques devraient permettre de clarifier, entre autres choses, quelques-unes des relations mystérieuses et déroutantes observables entre ce type d’œuvres issues de régions très éloignées les unes des autres.
4 - Joyaux au revers d'or gravé
L’extraordinaire renommée des bijoux indiens résulte en grande partie de la décoration, délicate et complexe, souvent réalisée de manière magistrale sur le revers des pièces, qu’une opinion répandue veut presque toujours orné d’émaux. Est montré ici un autre type majeur de décoration du revers, où l’or est gravé avec élégance : il constitue un phénomène relativement rare dans le matériel existant, et plusieurs de ces pièces sont les uniques représentantes d’école d’art floral gravé d’une très grande qualité. Cette technique est généralement accomplie avec l'aide de ciseaux spéciaux, "des graveurs". Bien que l'émaillage, par exemple, soit nettement mieux connu et plus amplement représenté dans la décoration des revers des pièces, les exemples présentés ici démontrent que la gravure était pratiquée à un très haut niveau dans l'industrie de la joaillerie indienne. Bien que rare cette pratique se retrouve dans d'autres bijoux islamiques, notamment dans ceux de Grenade, du XIVe au XVe siècles, le dernier avant-poste de la présence islamique en Espagne.
5 - Gemmes sur fond d'or à motif floral
Cette section rassemblent les pièces d’un groupe particulier, exceptionnellement important dans le corpus de la joaillerie moghole. Les plus caractéristiques et les plus belles peuvent en effet être liées, d'une façon certaine, aux ateliers royaux pendant la période d’apogée de l'art moghol (première moitié du XVIIe siècle). Des représentations dans des miniatures, les caractéristiques des pièces elles-mêmes et d'autres indices indiquent que ces pièces exceptionnelles ont été produites durant une période courte, peut-être une génération, de 1600 à 1635-1640 environ, bien qu’elles aient sporadiquement inspiré des imitations par la suite. Le trait le plus caractéristique de ces pièces tient dans la richesse du fond d’or des objets finement ciselés et gravés de motifs floraux, dans lesquels sont serties à plat des pierres précieuses. La collection al-Sabah possède un nombre important des pièces connues appartenant à ce groupe, dont les plus fameuses sont la mondialement célèbre dague aux rubis (présentée dans de nombreuses expositions, notamment India ! au Metropolitan Museum en 1985) et la partie centrale d’un bracelet de haut de bras (bazuband), inconnu auparavant et recouvert de façon unique de scènes figuratives hindoues exécutées en or et gemmes taillées. Du fait du très solide positionnement spatio-temporel de ce groupe, toute une série de caractéristiques trouvées sur diverses pièces y appartenant sont d’une immense valeur pour la datation et la localisation d’un bien plus grand nombre d’objets, apportant souvent des éléments de confirmation d’attributions antérieures, face à une tendance traditionnelle des historiens d’art à un conservatisme excessif dans la datation d’un tel matériel.
6 - L'évolution de l'art de l'émail
L'utilisation somptueuse de l'émaillage est une des caractéristiques les plus marquantes de la joaillerie indienne pendant la période moghole et ultérieurement (XVIe-XIXe siècles). Pourtant, ni l'Inde ni les pays avoisinants (en particulier l'Afghanistan et l'Iran) n'avait des traditions préexistantes dans cet art, introduit, comme d'autres techniques très sophistiquées, dans le sous-continent indien par des Européens au XVIe siècle. Un nombre considérable de joailliers européens étaient en effet employés à cette époque en Inde et ils y ont apporté leurs traditions et techniques. La joaillerie de la période moghole et les pièces émaillées en particulier démontrent l'adaptabilité, la maîtrise et l'inventivité des joailliers indiens, qui ont crée toute une gamme somptueuse et originale de types d’émaillage, ainsi que des styles peu connus jusqu'à présent. La section 6 donne l’occasion au visiteur de se représenter l’éventail et la qualité des réalisations. Loin d’être réduits comme on le pense souvent au style dit Jaïpur, avec son fond blanc et ses minuscules motifs majoritairement rouges et verts transparents, les émaux indiens témoignent, particulièrement durant le premier siècle après l’introduction de cet art européen, d’une large variété de styles et de palettes. Les pièces remarquables abondent dans cette section, couvrant des objets aussi divers que l’unique bague ancienne deccani ou moghole, de forme spécifiquement indienne mais de conception et de couleurs typiquement européennes, le majestueux anneau stabilisateur d’un réservoir circulaire huqqa (également présenté dans l’exposition India !), largement considéré comme l’une des plus belles pièces de l’émaillage indien connues jusqu’à présent ou l’épée royale hyderabadi ornée d’or et d’émail, datée de 1213 (1798/99). Parmi les surprises en matière d’histoire de l’art figurent l’isolation et la présentation, à travers cinq exemples, d’un groupe auparavant non reconnu d’émaux du XVIIe d’une palette de couleurs et de dessins uniques. Ces objets, probablement produits dans le Deccan, ont de fortes connections avec l’Italie, et l’exposition s’attache à démontrer la très large influence qu’ils ont exercé par la suite sur l’école d’émaillage de Lucknow, bien connue des connaisseurs depuis le XIXe siècle.
7 - Acier enrichi d'or
Un des types les plus caractéristiques et connus de l'art “oriental” est celui de l'ornementation des armes et des armures par incrustation ou application d’or, selon la technique habituellement appelée "la damasquinure". Ce terme vient du nom Damas, la capitale de la Syrie et l’une des plus grandes cités du monde antique et médiéval. "L'acier Damas" (ou damassé), où des moirures apparaissent à la surface de l’acier, tire son nom de la même source, mais représente une technique entièrement différente. Pour éviter toute confusion, les techniques désignées sous le nom imprécis de ‘damasquinure’, sont ici mentionnés soit comme "application d'or" ou "incrustation d'or" suivant la méthode employée. Pour de semblables raisons, le terme "Jawhar" (c'est-à-dire '[motif] intégral', faisant allusion au 'joyau', l'autre sens du mot Jawhar) est utilisé pour le type d'acier appelé "Damas". Ces deux techniques (application/incrustation d'or, et Jawhar) sont représentées dans cette section – non seulement sur des lames d'acier aux motifs d'une finesse extrême, mais aussi sur des poignées de dague katar et d'épées, ainsi que sur une variété d'objets, tels qu’une poire à poudre et un repose-mousquet à décor d'or incrusté ou appliqué d'une grande précision technique.
8 - Merveilles sculptées
L’Inde est célèbre à juste titre pour sa longue et distinguée tradition de sculpture et cette forte sensibilité pour l'expression plastique s’y répand dans tous les arts. Les objets de cette section montrent à quel point ces matériaux précieux sont l’incarnation totale de l’impulsion donnée à la sculpture à cette période. Les pièces illustrent en effet les catégories les plus évidentes (comme des dagues et couteaux au manche de jade sculpté en forme de têtes d’animaux) mais aussi les plus abstractives, dans lesquelles la forme de récipients souvent très simples se fait célébration de la sensibilité de l’artiste et de son besoin de s’exprimer à travers des formes en trois dimensions. Elle présente également un éventail complet d’autres types d’objets, dont deux bagues du début du XVIIe siècle absolument uniques, à la fois minuscules et monumentales, surmontées de deux oiseaux soigneusement élaborés (l’un d’eux fait la révérence en plus de tourner sur sa base), et un étendard en forme de poisson d’argent, finement modelé et gravé, aux yeux irisés de cristal de roche, surmonté d’un croissant.
Pièce centrale (collier ou bracelet de haut de bras - Bazuband), émeraude, Inde, empire moghol ou Deccan, fin XVIe - début XVIIe siècle, Koweit, collection al-Sabah, inv. LNS 2224 J © the al-Sabah Collection / Bruce M. White |
9 - Ornements taillés en relief
Complétant la section précédente, les pièces exposées ici présentent les ornements taillés en reliefs dans les pierres dures et précieuses telles que le jade, l’agate, le cristal de roche ou l’émeraude. Figurent notamment certains des plus beaux exemples au monde, la plupart taillés selon des motifs végétaux ornant des objets de jade (récipients, manches, éléments de joaillerie, etc.) et de grandes émeraudes (comme un chapelet, des pendentifs en forme de goutte, des pièces centrales de bracelet de haut de bras, et ainsi de suite). Les artistes indiens ne connaissant pas de rivaux pour la taille de pierres précieuses et semi-précieuses, une telle représentation de premier choix ne pourra se retrouver dans aucune autre collection. Une série de neuf émeraudes (en relation avec deux autres, perdues lors de l’invasion du Koweït en 1990, mais présentées dans le catalogue), de 17 à 235 carats, démontre la palette des expressions artistiques que l’on trouve dans la taille en surface des pierres précieuses. Ces dernières, en un nombre et selon une dispersion géographique surprenants, avaient fait le trajet depuis la Colombie jusqu’en Inde, dont le niveau d’exigence et la richesse avaient fait le premier marché de gemmes au monde. Cette section présente ce qui est peut-être le seul (dans l’exposition) jade indien taillé en relief postérieur à l’époque de Shah Jahan (1080/1669-70) : une bague-sceau réalisée pour un officier de l’empereur Aurangzeb. Il faut aussi mentionner un pendentif, serti d’un camée en agate, portrait de l’empereur Shah Jahan, sans doute le plus bel exemple existant de l’une des classes les plus rares d’objets princiers indiens.
10 - Sertissage de gemmes taillés en relief
Comme la section 4, cette partie regroupe un très petit ensemble d’objets, dont le trait commun est le sertissage des gemmes taillées en relief, c’est-à-dire la forme spécifique donnée à chaque pierre afin de permettre un certain agencement sur l’objet. Bien qu'un certain nombre de pièces de l’exposition soient incrustées de pierres taillées en relief, la petite sélection présentée dans cette section se distingue par la qualité et le nombre de gemmes taillées en relief qui donnent un caractère particulier à l’objet : une série de quatre pièces, serties de pierres précieuses taillées individuellement en forme de feuilles, de pétales de fleur ou d’animaux ; une dague katar dont la partie supérieures des barres latérales est sertie de rubis dont la taille raffinée forme des lions et des masques de félins. L'une des pièces exceptionnelles de la collection al-Sabah, et une des gloires de la joaillerie de la période moghole, est la poignée de canne se terminant par une tête de dragon à la puissance surprenante et déroutante du fait de sa férocité et de son sourire légèrement ironique : la crête est taillée en saillie dans un rubis d’une qualité incomparable, les joues serties de pierres, le nez et les sourcils également réalisés à partir de rubis de la plus belle eau.
11 - Formes remarquables de gemmes
Les gemmes seules réunies dans cette section mettent en lumière les différentes formes selon lesquelles elles ont été façonnées. Il y avait en Asie occidentale et en Inde, une approche totalement différente de la taille des pierres précieuses de celle adoptée en Europe. Plutôt que de réduire les pierres pour obtenir une forme préconçue, les lapidaires et les maîtres ont préféré libérer leur beauté en produisant des formes plaisantes et faciles à porter, tout en gardant le plus possible de matière. C'est cette approche qui a donné naissance à l'affirmation selon laquelle, "En Orient, les lapidaires polissent seulement les pierres sur lesquelles ils travaillent". Sont notamment exposés des diamants d’une importance historique, dont deux ont été taillés en forme d’amulettes (taviz, ta’widha), très populaires à l’époque médiévale (en cristal de roche, cornaline, etc.), une dague au manche entièrement formé de trois énormes émeraudes (probablement de la fin du XVIe ou du début du XVIIe siècle), et deux coupes miniatures du XVIe siècle, taillée chacune dans une seule gemme (l’une en grenat étoilé, l’autre en émeraude).
12 - Gemmes gravées d'inscription royales
La gravure d’inscriptions royales sur la surface de gemmes d’importance est une forme majeure de l’art moghol, particulièrement caractéristique de celui-ci. Ces inscriptions sont exécutées avec une pointe de diamant, le plus souvent sur des spinelles. Cette pierre a une signification spéciale pour les Moghols, à cause, entre autres raisons, de son association avec leurs ancêtres Timurides, qui gouvernaient en Iran et en Asie centrale. Le spinelle, d'abord connu sous le nom de "rubis balais" (de son origine du nord de l'Afghanistan, dans la province de Badakhshan, ainsi appelés "Badakhshi", et alternativement "Balakshi" d’où "balasci" et "balais"), était la seule grande pierre rouge vraiment transparente à l’exception du grenat, si sombre qu’il ne déploie ses gloires que sous une lumière très forte. Les spinelles gravés sont ensuite montés avec de grandes perles et d’autres gemmes pour former des colliers, des ornements de turban, des bazubands, etc. Outre la beauté des pierres et de la calligraphie, ces inscriptions constituent également des documents historiques de premier plan : elles peuvent en effet toujours être datées à l’intérieur d’une certaine période puisqu’elles portent souvent des dates spécifiques, notamment l’année du règne ou de l’Egire. La collection al-Sabah conserve le plus grand nombre au monde de spinelles portant des inscriptions royales, après le Trésor National des Joyaux d’Iran (le Trésor National des Joyaux d’Iran, c’est-à-dire les anciens joyaux de la couronne). Ces deux collections conservent approximativement les trois-quarts des exemples connus de ce type de gemmes à inscriptions royales. Cette prépondérance numérique (vingt-et-un spinelles gravés d’inscriptions royales sont présentés dans cette exposition, auxquels s’ajoute un autre dans le catalogue, perdu lors de l’invasion irakienne) est pratiquement éclipsée par la valeur de certaines pierres en elles-mêmes. La gemme gravée la plus remarquable (il s’agit de l’un des plus importants objets islamiques et indiens au monde) est un spinelle de 249,3 carats portant six inscriptions royales, la plus ancienne ayant été gravée entre 1447 et 1449 : outre celui de trois empereurs moghols y apparaissent, fait unique, le nom du Timuride Ulugh Beg et celui d’un souverain safavide (Shah Abbas Ier). Cette gemme est célèbre dans l’histoire moghole depuis ce jour de 1621 où elle fut présentée à Jahangir par les ambassadeurs de Shah Abbas le Grand d’Iran (dont le nom est inscrit sur la pierre avec la date 1026/1617). Cet événement, ainsi que la présentation quelques mois plus tard de cette gemme par Jahangir à son fils Shah Jahan, est signalée dans les propres Mémoires de l’empereur Jahangir. Les historiens contemporains ont établi que ce spinelle était inséré dans une position centrale dans le légendaire 'trône du Paon' de Shah Jahan. Il s’agit sans doute du seul objet spécifique identifiable montré dans une miniature de l’époque : dans une peinture du manuscrit de Padshahnama conservé à Windsor Castle, on le voit, monté sur un ornement de turban et présenté par Jahangir à son fils. D’autres types de gemmes gravées d’inscriptions sont présentées dans la section, parmi lesquelles l’émeraude de 85,6 carats dont la face est entièrement couverte d’une inscription de sept lignes, dans une belle écriture naskhi, reprenant l’intégralité du Verset du Trône, tiré du Coran (s’y ajoute dans le catalogue une autre pièce sublime, un hexagone tabulaire de 73 carats de la plus belle couleur émeraude, également perdue lors de l’invasion du Koweït en 1990).
13 – Les pièces d'exception
La treizième et dernière section regroupe tous les styles et techniques illustrés dans les sections précédentes et rassemble les pièces d’exception, qui témoignent du génie et de l’inventivité des plus grands artistes de l’époque, marquée par une vision somptueuse de la joaillerie, tout à la fois sculpturale et pleine d’un sens de la couleur proche de la peinture. Leur caractéristique commune est une virtuosité sans égale qui a permis de composer à partir de matériaux en soi très achevés une véritable symphonie artistique, une unité vibrante et éternellement fascinante. En effet, alors que la somptuosité de chacun de ces éléments autant que leur indéniable valeur intrinsèque étaient susceptibles d’inhiber l’élan créateur des artistes, ces derniers sont au contraire parvenus à en exalter la magnificence par leur maîtrise. Ces œuvres (qui peuvent à première vue paraître surchargées de pierres précieuses) méritent une attention particulière, seul moyen d’y découvrir des chefs-d’œuvre presque cachés et d’apprécier la capacité de ces maîtres à subordonner ces matériaux à leur goût et à leur volonté artistiques.
Plat, or, rubis, émeraudes, Inde, empire moghol, 1er quart du XVIIe siècle, Koweit, collection al-Sabah, inv. LNS 1785 J © the al-Sabah Collection / Edward Owen